Encore peu connue, la colligation (ou capacité à synthétiser des évènements apparemment sans rapport pour leur donner du sens) est pourtant la condition sine qua non de l’innovation.
Toutes les entreprises essaient d’innover pour durer dans le temps. Mais rares sont celles qui savent repérer autour d’elles les faits qui pourraient les éclairer sur ces futures tendances qui sont autant d’opportunités à saisir. Maîtriser la “colligation” pourrait grandement les aider à y parvenir.
Trop peu, trop tard
On imagine que la scène se déroule fin 2019 dans les bureaux du Parc Astérix. Munie d’une étude indiquant que 44% des jeunes envisagent de devenir végétariens (et de convaincre leurs parents de les rejoindre), la direction se demande si elle doit réagir.
L’équipe marketing est plutôt contre (“c’est un marqueur social CSP++, ça ne touche pas encore notre cœur de cible”), les financiers sont à fond pour (“les marges sur la restauration seraient meilleures car ces produits peuvent être vendus plus chers”), la team Food est pour un test somme toute modeste (“on propose déjà des salades, on pourrait les étiqueter avec un sticker spécifique ; on pourrait aussi compléter l’offre avec un burger de soja et une pizza aux légumes pour voir”). C’est finalement cette proposition qui prévaut, et Astérix de proclamer l’année suivante : “manger vegé au Parc, c’est possible !”.
Fast Forward : en janvier 2021, pour couper l’herbe sous le pied du gouvernement qui s’apprête à faire passer une loi contre la maltraitance animale qui pourrait conduire les parcs aquatiques à offrir à leurs dauphins une vie plus digne dans de coûteux sanctuaires en semi-liberté, le Parc Astérix annonce la fin de son célèbre delphinarium, aussi adulé de certains visiteurs que honni par les autres. Dans la foulée, et pour prendre de vitesse les défenseurs des animaux, il transfère en catimini 7 de ses 8 cétacés (le dernier étant euthanasié !) vers d’autres parcs, ailleurs en Europe.
Ces irréductibles qui résistent encore et toujours à la colligation
Le rapport entre ces deux évènements qui semblent n’en avoir aucun ? Précisément, l’incapacité à établir des “connexions” entre eux, à s’arrêter à l’écume des choses sans voir la vague de fond qui s’avance. Si le Parc Astérix avait essayé de “capter” les signaux faibles et de leur donner sens, qu’aurait-il pu saisir ?
Signaux faibles : opportunités et menaces pouvant révéler des tendances sociétales futures et qu’une démarche de veille peut mettre en évidence.
Dicogitandi
Qu’après les craintes sur l’impact environnemental, la deuxième raison (mais la première chez les jeunes) pour laquelle on a l’envie de devenir végétarien ou vegan, c’est pour lutter contre la souffrance animale, que les vidéos de L214 sont virales et le succès des livres d’Hugo Clément ne se dément pas; que la fourrure n’est plus à la mode et que les maisons de luxe dirigées par de jeunes directeurs artistiques s’intéressent au cuir végétal ; que les documentaires sur les dauphins sont ceux qui obtiennent le plus de succès sur les chaînes comme National Geographic (après ceux sur les “monstres” : requins, crocodiles ou dinosaures !) etc.
Si le Parc Astérix n’a établi aucune connexion entre ces infos éparses et son delphinarium, c’est à cause d’un biais de confirmation. Puisque cette “attraction” est la 2ème en satisfaction, c’est que le cauchemar des community managers sur les réseaux sociaux n’est pas représentatif du public du parc “dans la vraie vie”.
Biais de confirmation : notre cerveau nous conduit à ne pas voir, ou plutôt à refuser de voir, tous les signaux qui n’appuient pas notre hypothèse initiale.
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En réalité, si la direction avait relié tous ces points entre eux, elle ne se serait pas demandé “si” il lui fallait réagir au phénomène des néo-végétariens mais “comment” faire face à la tendance sociétale qui s’avance, celle du bien-être animal. Elle aurait peut-être alors fait plus sur la restauration (ou pas), mais surtout, elle n’aurait pas attendu aussi longtemps pour fermer son delphinarium. Ni pour commencer à réfléchir (avant que cela ne lui soit imposé) aux produits dérivés en vente dans ses boutiques : combien de temps avant que le cuir et autres matières d’origine animale ne provoquent le dégoût chez certains de ses consommateurs ?
La colligation, l’empire du sens
Cette capacité à relier les signaux faibles et à en tirer une synthèse qui éclaire une tendance plus large à venir, c’est ce qu’on appelle la colligation. C’est un élément important et mais encore trop méconnu du leadership? C’est aussi une condition sine qua non pour innover.
Colligation : capacité à relier des faits observés séparément et à les synthétiser en un phénomène ou une tendance sociétale, avant que ces sujets ne deviennent grand public.
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Nous n’aimons pas penser l’idée de hasard. Nos neurones sont en recherche permanente de connexions, notamment entre eux, et le cerveau agit ainsi, qui cherche naturellement à relier des points épars pour les mettre en forme en une structure signifiante. C’est un peu comme ces jeux de points à relier dont sont remplis les cahiers de vacances de nos enfants : en laissant le crayon aller d’un point numéroté à l’autre, on finit par faire apparaître une baleine ou un bouquet de fleurs (un dessin qui, en réalité, était déjà présent, mais en pointillés).
Dans La Ferme Africaine, Karen Blixen raconte que, lorsqu’elle était enfant, elle aimait entendre une histoire qui commençait ainsi : “Dans une petite maison toute ronde, avec une fenêtre toute ronde et au milieu d’un jardin en forme de triangle vivait un homme”. Tout en parlant, le conteur traçait quelques traits sur une feuille : un cercle pour la maison, un triangle pour le jardin etc. Au fur et à mesure qu’il déroulait son récit, il continuait son dessin : le petit homme ne cessait en effet de tomber sur des pierres en tentant de réparer la digue du lac poissonneux à proximité de son habitation qui s’était mise à fuir etc.
Épuisé, le héros se demandait si ses malheurs avaient un sens. Et là, théâtralement, le griot révélait la forme finale que son bâton avait tracée : une cigogne. Toutes ces péripéties, toutes ces vicissitudes, c’était pour dessiner un oiseau ! “Sans doute s’est-il demandé quel pouvait bien être le but de tant d’épreuves. Comment aurait-il su que c’était une cigogne ?”. Et Blixen de conclure : “La voie obscure et étroite que je suis, et les trous dans lesquels je tombe, et où je demeure, de quel oiseau peuvent-ils bien être les griffes ? Lorsque le dessin de ma vie sera achevé, les autres découvriront-ils une cigogne ?”.
Des nuages dans le ciel
Vous remarquerez que dans cette historiette, il s’agit en réalité de donner un sens aux choses après coup, d’établir des liaisons sémiologiques une fois que les évènements se sont produits. Comme lorsqu’on distingue un cheval dans les contours d’un nuage ou un visage dans la façade d’une maison avec ses volets (les yeux) et sa porte (la bouche). Ou encore, dans le murmure du vent, quand on croit percevoir des voix humaines.
Le défaut de cette approche a posteriori est double. D’une part, il s’agit là d’un phénomène psychologique bien connu, nommé paréidolie (qui consiste à identifier, à reconnaitre, une forme familière dans un ensemble plus vaste et qui est en réalité dépourvu de sens initial). Mais elle renforce ainsi nos biais de confirmation (cf. plus haut) : on écarte dans le nuage toutes les excroissances qui ne “rentrent” pas dans la forme équine que notre cerveau a formée.
D’autre part, dans des cas extrêmes, cette paréidolie peut même déboucher sur une apophénie, une véritable affection psychiatrique qui ne nous fait pas seulement chercher les connexions, mais qui nous “force” à y croire ! Par exemple quand on en vient à dénoncer une intervention satanique parce qu’on a reconnu le visage du diable dans le nuage de poussière généré par l’effondrement des tours du World Trade Center… Cette affection (affliction ?) est commune chez les complotistes qui relient les “pointillés” de tout ce qui les entoure jusqu’à leur donner la forme du complot judéo-maçonico-LGBT qui les menacerait, “comme par hasard”…
Sans colligation, point d’innovation
Sans aller jusqu’à cet aspect maladif, on voit bien les limites de chercher à donner du sens après coup. Il est toujours facile de réécrire l’histoire une fois qu’elle est arrivée. Et si on procédait plutôt dans l’autre sens ?
“Tout ce que je vous dis, je le collige de la conférence que j’eus le soir à mon arrivée”. La phrase qui précède est du cardinal de Richelieu, en 1630, et c’est apparemment la première occurrence de ce verbe. Initialement, colliger c’est donc déduire, constituer une synthèse à partir des notes qu’on a prises. Avec le temps, cette action a pris une nuance que j’ai synthétisée il y a 10 ans. Afin de s’en servir pour écrire l’avenir plutôt que pour ré-écrire le passé…
Distinguer les signaux faibles que les autres ne voient pas demande une approche créative; Donner du sens à ces faits en les reliant est la condition nécessaire de l’innovation. Pour y parvenir, il ne faut pas faire comme Astérix qui attend que le ciel lui tombe sur la tête pour (ré)agir (même s’il s’en sort heureusement toujours au final). Il faut plutôt s’inspirer de Harry Potter et emprunter le Chemin de Traverse… Mais ça, c’est une autre histoire que nous verrons dans un prochain article !
À retenir
Il est courant et facile a posteriori de donner un sens aux choses, voire de tomber dans l’excès de donner du sens partout et à tout. Bien plus rare, plus difficile, mais au final plus puissant, est de chercher a priori les liaisons qui pourraient exister entre des faits épars (semble-t-il) et d’anticiper ainsi sur des phénomènes ou des tendances sociétales que les autres ne perçoivent pas encore. C’est cette capacité à écrire l’avenir (plutôt qu’a réécrire le passé) , que l’on nomme colligation et elle se révèle un ingrédient nécessaire à la créativité et à l’innovation en entreprise.